Vers fin avril, avec mon voisin
adepte de la permaculture, nous
avions ramené une remorque de balles de paille bio, lui même s'en
servant comme paillage et apport organique pour ses plantes et
légumes.
J'en avais sauvé une, que je déposais le long de mon vieux mur bordant
la petite prairie et j'avais bien l'intention, moi aussi, de pailler un
petit bout de terrain, pour y faire plus tard quelques trous destinés à
accueillir de bonnes tomates, ma femme en étant une grande
consommatrice et admiratrice.
Quand à moi, les tomates de variétés anciennes m'avaient
toujours fasciné. J'adore la variété des grosses tomates russes, elles
deviennent énormes et leur chair est ferme, très sucrée.
Toutefois, il n' y avait rien de bien original à cela et j'étais loin
de penser en jettant la lourde balle, que je vivrai plus tard un
instant d'une telle tendresse et d'une telle intensité.
Et quelques jours plus tard, en milieu de matinée, j'allais au jardin,
décidé à répendre cette bonne paille sur l'herbe et aux endroits prévus
pour un peu de culture.
Je repérais dans un premier temps les zones où je jetterai une couche
de paille , puis me dirigeais vers le mur à quelques mètres de là.
La nuit avait été bien froide et le ciel couvert maintenait une
température toujours aussi fraîche.
Arrivé à la balle de paille, les yeux un peu embués par le froid, je
recherchais en tâtonnant les grands liens qui maintiennent la paille
compressée et qui y sont enfouis.
Tout à coup, mon regard fût attiré par un petit point, gros comme un
ongle, noir et un peu jaune-orange, qui semblait incrusté sur la paille.
Je reconnus aussitôt un bourdon de petite taille, immobile,
certainement en train de dormir ou au pire, mort.
Je me penchais sur lui, pour mieux constater son état et sentant
certainement ma présence, il remua imperceptiblement.
J'étais rassuré, il n'était pas mort, peut être juste engourdi
par le froid.
Puis il bougeait encore son petit corps, dans une sorte de balancement
et se mit sur le dos et aussitôt commenca à agiter ses petites
pattes, lentement, comme si il voulait se défendre en me montrant ses
petits crochets , au bout de ses pattes ou tout simplement pour me
faire comprendre de le laisser tranquille sur sa bonne paille.
J'étais stupéfait. Sa gestuelle était si belle, si juste, si charmante,
que je ressentais un amour immense pour cette petite bête, s'exprimant
et se défendant si bien pour garder sa paille et pour le laisser
dormir. C'était si vrai et si pur que j'avais l'impression
moi même, d'être ce petit bourdon. Je fusionnais dans ce petit corps,
avec cet esprit minuscule et je ressentais un bonheur immense.
Subitement, le petit bourdon , pensant que cela suffisait bien et
qu'il
avait réussi à effrayer la grosse bête que j'étais, se retourna en une
fraction de seconde et s'envola , mais pas très vite en décrivant des
zig zag caractéristiques d'un pilote qui n'est pas réveillé.
Je restais figé sur place.
A l'instar de son comportement précédent où il agitait ses pattes, son
vol avait un sens si compréhensible.
Je ressentais une tendresse immense pour cette simple petite vie car je
la comprenais.
je volais comme lui, j'étais un instant ce petit bourdon.
J'essayais de le suivre du regard. Il accéléra très vite, petit trait
noir et fin dans l'espace, celui d'une existence, celle d'un petit
bourdon qui aimait bien son lit de paille et qui aurait juste aimé
dormir un peu plus.
Un peu plus tard je revenais à la maison et pensais lui dédier un
haïku. L'exercice était difficile et comment exprimer les sentiments si
forts que j'avais connus, tout en restant dans l'esprit du haïku,
quelques mots, trois vers très courts ou l'on conserve une certaine
distance, sentiments exprimés d'une façon implicite, cachés et aussi
dans l'esprit du wabi -sabi.
Je voulais à tout prix immortaliser cette histoire dans un haïku
pour lui rendre hommage et ne jamais oublier le bonheur qu'il m'avait
donné en un instant, en quelques secondes.
Et puis, qui sait? dans une autre vie, je serais peut être un petit
bourdon, je verrai un jour une grosse tête se pencher gentiment sur moi.
Je tentais vite quelques vers dans la journée, de peur d'oublier.
il dort le bourdon
dérangé dans sa paille
il part en zig zag
bourdon réveillé
sur le dos, pattes dressés
il part en zig zag
Le bourdon dort là
réveillé sur sa paille
il veut me boxer
et d'autres assez banals
Les jours suivants...
Le petit bourdon
au réveil sur sa paille
fait la roulade
c'était amusant, sans plus, suivi d'autres haïkus, pas meilleurs.
Les semaines suivantes, j'avais toujours des difficultés à cerner
l'esprit de cet haïku, de lui donner cette force évocatrice et puis je
ne sais plus quand ni comment, j'essayais de rester plus simple,
revenir dans l'esprit du sabi , soit simplicité et sérénité,
comme préconisait Basho et puis jamais je n'arriverai en trois vers à
faire ressentir tout ce que j'avais vécu.
j'écrivais :
Le
petit bourdon
réveillé sur sa paille
me fait des signes
Il me plaisait vraiment ce petit bourdon qui me faisait des signes.
Je passais à autre chose et le mauvais temps du printemps, laissait
malgré tout passer parfois, entre deux nuages, un peu de
soleil venant réchauffer la prairie et réveiller les petites bêtes qui
s'y cachaient.
J' attendais patiemment d'autres évènements et tel un chasseur à
l'affût, je m'armais de patience...
24 mai 2024, tout est calme, je
repense à cette balle de paille.
A propos, j'ai été aujourd'hui chercher mes tomates au marché, les
trous sont faits pour la plantation et comme il y a eu un
orage terrible j'attends que le sol se soit ré-essuyé.
J'ai ainsi tout mon temps. Je planterai demain ou plus tard
et j'en profite pour tenter d'expliquer ce qui s'est peut être passé en
surface de la balle de paille.
Je me dois d'être le plus proche
possible de mes lecteurs passionnés, n'hésitant pas à me suivre dans
mes longs récits et je me sens quelque part obligé de leur soumettre
cette explication, par honnêteté.
C'est une théorie personnelle, ce que je crois maintenant comprendre,
bien que je puisse émettre quelques réserves sur celle-ci.
Tout à mon émotion, je n'avais pas remarqué que le petit bourdon,
certes bien réveillé par moi même cherchant les ficelles, avait dû
s'accrocher sur un brin de paille.
La paille étant compressée, les brins de paille sont imbriqués les uns
dans les autres et tout est très serré.
Par conséquent si un bourdon plante par hasard l'un des crochets du
bout de ses pattes sur un brin, il se dégage difficilement. C'est ce
qu'il avait dû se passer.
Quand je l'ai réveillé, par réflexe il a dû bouger ses pattes et un ou
plusieurs crochets se sont sans doute plantés dans la paille ou ces
crochets étaient déjà bien avant, plantés dans la paille. Le temps
était frais comme je l'ai déja évoqué. Depuis combien de temps était il
là, récroquevillé, peut être transi de froid et épuisé après sa récolte
de nectar trop matinale.
A un moment précis, quelques secondes après son réveil, il a pris
son élan pour s'envoler.
Il a dû faire une sorte de petit saut et comme il était attaché, retenu
par un crochet ou plusieurs autres plantés dans la paille, il a été
deséquilibré et a basculé sur le dos.
Pourquoi sur le dos? ...Cela devait être dû à l'attache de un ou
plusieurs crochets, comme je le dis précédemment, mais en plus et c'est
très important, les pattes plantées dans la paille
correspondantes seulement à un seul côté du corps, pattes de droite ou
pattes de gauche, ce qui explique physiquement son basculement.
Une fois sur le dos, il n'agitait pas ses pattes pour me dire de partir
ou pour m'impressionner, se défendre, mais simplement pour revenir à
une position normale, celle où il est stable sur ses six pattes, afin
de décoller et de fuir.
Évidemment, cela est beaucoup moins poétique que ma première version et
son haïku , un bourdon me demandant de le laisser dormir, me faisant
des grands signes de ses pattes...
Quoiqu'il advienne, je préfèrerai toujours ma première version et
personne ne pourra la contredire, car il n'y a qu'une personne, plutôt
une seule petite bête qui connait la stricte vérité de l'affaire, c'est
lui, mon petit bourdon.