JOURNAL D'UN FOU DE HAÏKU
Points de vue - Chapitre 1

SUITE DU JOURNAL de la page d'accueil L'HISTOIRE DU CORMORAN NOIR DU LAC

.... A ma décharge, bien que le chemin de promenade soit proche de la berge, la petite tête de l'animal était bien à une bonne trentaine de mètres et malgré un ciel gris,   la lumière du soleil voilé,  tout cela créait une sorte de halo entourant les arbres, les objets vivants ou non, rendant une  perception floue des détails.

Dans cette clarté brumeuse, je reconnus la tête d'un cormoran, montée sur sa courte encolure. Je ne suis pas un ornithologue chevronné, cependant j'avais entendu parlé de ces terribles oiseaux qui font des ravages dans les étangs  d'élevage piscicole dans les Dombes, en Brenne ou ailleurs. J'avais vu des photos édifiantes.

Je plissais les yeux, pour faire une mise au point sur la bête et je vis un petit poisson coincé dans son bec, bien en travers et pendant de chaque côté.
Le poisson qui devait être un gardon ou quelque chose de semblable lançait des éclats argentés.
Sur le fond noir de la tête de l'oiseau, c'était un large trait d'argent, qui curieusement  se mouvait en arc de cercle, une fois vers le haut, revenait vers le bas et ainsi de suite, s'inversant  dans un rythme saccadé, frénétique.
Le poisson se défendait, se contorsionnait désespérement, tentant de se dégager du terrible bec. Le cormoran impassible savourait sa victoire fièrement. Il était depuis peu devenu le roi sur ce petit lac et arborait une superbe moustache argentée qui se redressait et retombait à volonté.
 
Absorbé par la scène, je n'avais pas fait attention à mon chien et tournant la tête je le vis pas très loin de moi occupé à inspecter minutieusement des touffes de roseaux pas très éloignées, son jeu consistant à faire sauter les grenouilles dans l'eau.
Le cormoran ne l'intéressait pas, peut être en raison de son immobilité. C'était pourtant un jeune braque de chasse, mais qui n'avait jamais chassé,  par peur des coups de feu, son ancien maitre l'ayant traumatisé lors de ses premières sorties. Seule la course après les canards lui plaisait bien. Ils ne risquaient rien et se réfugiaient au milieu du lac, ceci à mon grand soulagement, étant moi même non  chasseur.

Je regardais à nouveau dans la direction du cormoran et je le vis plonger et disparaitre sous l'eau. Pendant plusieurs minutes je scrutais la zone dans l'espoir de le voir réapparaitre.  Je ne le revoyais pas.

De retour chez moi, je pensais à cette scène. Elle m'avait profondément émue. Le cormoran était si impassible, si professionnel et si sûr de lui dans son art de la pêche. Ce poisson pris dans l'étau de  son bec qui lançait des éclairs, lui faisant comme une moustache, se débattant de haut en bas, la lumière si particulière qui régnait au lac et sur l'eau, tous ces éléments constituaient un bel évènement et me motivaient pour écrire un haïku.

J'écrivais le premier essai.

Quel éclair d'argent !
ce cormoran sorti de l'eau -
poisson dans le bec

c'était  déclamatoire  (quel éclair d'argent !...)
trop descriptif, ( les deux vers suivants),  peu original.
La césure, le "kireji " n'était pas ou peu marquée

j' essayais avec "éclair argenté " , "noir cormoran sort de l'eau " et " moustache d'argent"
ce dernier vers de " moustache d'argent" me plaisait mieux et je m'arrêtais là, sans avoir réussi à traduire par un bon haïku l'émotion ressentie et la scène aperçue furtivement sur le lac.

Plus tard et le soir, j'étais allongé, je me relaxais et me posais soudainement cette question - Mais qu'est ce qu'il a ce cormoran ?
Une petite voix me chuchota à l'oreille - Il est affamé !
Le mot " affamé" me fit penser à mon chien, un glouton, une force de la nature et je revoyais sa gueule broyant des os, enserrant de lourds bâtons.
" gueule" ! le cormoran avec sa gueule... affamé...
Je tenais mon haïku !

Et je couchais enfin mon haïku, avec lequel je m'endormis paisiblement


Moustache d'argent
ce cormoran affamé -
gardon en gueule



Vers mi - Avril, je réfléchissais à mon haïku du cormoran. Je trouvais que le Yûgen n'était pas respecté, c'est à dire et comme dans l'esprit zen, l'émotion et le sentiment ressentis devaient être cachés, implicite. Principes chers à Basho, adepte civil de la philosophie Zen, qui le préconisait dans la forme du haïku.
J'étais trop dans l'émotion exprimée par le haïjin.
Affamé et gueule étaient de trop, vouloir  donner une image d'un cormoran méchant.  Tout le monde ou presque sait que les cormorans ne sont pas tendres avec les poissons.
On devait découvrir ce caractère sauvage et l'important était aussi l'eclair d'argent, sa moustache.
Rajouter " affamé" venait masquer, perturber  cette vision sur la pêche du cormoran.

Je ré-écrivais :


Moustache d'argent
le cormoran sort de l'eau -
gardon dans le bec


Cela laissait plus de place à l'imagination, le yûgen étant plus respecté. L'annonce en premier vers de "moustache d'argent" était quelque chose d'important, un évènement original, apporté à l'attention.
D'autre part, tous les mots de " moustache d'argent, sort de l'eau, gardon dans le bec" venaient élever cet haïku dans l'instant.
On ressentait les mouvements d'eau, les ondulations et éclaboussures autour du cormoran. L'eau pouvant être noire autour du cormoran, à moins que ce soit le cormoran noir qui puisse imprimer cette couleur, à l'eau.
Contrastes et reflets sur l'eau et sur les plumes noires du cormoran, par la peau argentée du gardon.

On était focalisé sur le plan d'eau, sans propos d'un vol du cormoran, s'élevant dans le ciel.  Toute la scène était concentrée à cet endroit, sur une toute petite surface. C'était simple, précis, court, paisible et naturel, wabi, déjà pour la simplicité, la scène paisible, l'atmosphere naturel du lac dans cette lumière.

J'avais bien pressé mon morceau "d'or des fous "
Il ne s'effritait pas encore, mais je pensais que j'étais à la limite de la rupture et, tout à coup,  je risquais de ne plus rien avoir du tout dans les mains.
Prudent, je décidais d'en rester là et de passer à une autre histoire de fou, au cas où...




UN BIEN MECHANT BOURDON


           Vers fin avril, avec mon voisin adepte de la permaculture, nous avions ramené une remorque de balles de paille bio, lui même s'en servant comme paillage et apport organique pour ses plantes et légumes.
J'en avais sauvé une, que je déposais le long de mon vieux mur bordant la petite prairie et j'avais bien l'intention, moi aussi, de pailler un petit bout de terrain, pour y faire plus tard quelques trous destinés à accueillir de bonnes tomates, ma femme en étant une grande consommatrice et admiratrice.
Quand à moi,  les tomates  de variétés anciennes m'avaient toujours fasciné. J'adore la variété des grosses tomates russes, elles deviennent énormes et leur chair est ferme, très sucrée.
 
Toutefois, il n' y avait rien de bien original à cela et j'étais loin de penser en jettant la lourde balle, que je vivrai plus tard un instant d'une telle tendresse et d'une telle intensité.

Et quelques jours plus tard, en milieu de matinée, j'allais au jardin, décidé à répendre cette bonne paille sur l'herbe et aux endroits prévus pour un peu de culture.
Je repérais dans un premier temps les zones où je jetterai une couche de paille , puis me dirigeais vers le mur à quelques mètres de là.
La nuit avait été bien froide et le ciel couvert maintenait une température toujours aussi fraîche.
Arrivé à la balle de paille, les yeux un peu embués par le froid, je recherchais en tâtonnant les grands liens qui maintiennent la paille compressée et qui y sont enfouis.

Tout à coup, mon regard fût attiré par un petit point, gros comme un ongle, noir et un peu jaune-orange, qui semblait incrusté sur la paille.
Je reconnus aussitôt un bourdon de petite taille, immobile, certainement en train de dormir ou au pire, mort.

Je me penchais sur lui, pour mieux constater son état et sentant certainement ma présence, il remua imperceptiblement.
 J'étais rassuré, il n'était pas mort, peut être juste engourdi par le froid. Puis il bougeait encore son petit corps, dans une sorte de balancement et se mit sur le dos et aussitôt commenca à agiter ses petites pattes, lentement, comme si il voulait se défendre en me montrant ses petits crochets , au bout de ses pattes ou tout simplement pour me faire comprendre de le laisser tranquille sur sa bonne paille.

J'étais stupéfait. Sa gestuelle était si belle, si juste, si charmante, que je ressentais un amour immense pour cette petite bête, s'exprimant et se défendant si bien pour garder sa paille et pour le laisser dormir. C'était si vrai et si pur que j'avais l'impression moi même, d'être ce petit bourdon. Je fusionnais dans ce petit corps, avec cet esprit minuscule et je ressentais un bonheur immense.

Subitement,  le petit bourdon , pensant que cela suffisait bien et qu'il avait réussi à effrayer la grosse bête que j'étais, se retourna en une fraction de seconde et s'envola , mais pas très vite en décrivant des zig zag caractéristiques d'un pilote qui n'est pas réveillé.
Je restais figé sur place. A l'instar de son comportement précédent où il agitait ses pattes, son vol avait un sens si compréhensible.

Je ressentais une tendresse immense pour cette simple petite vie car je la comprenais.
je volais comme lui, j'étais un instant ce petit bourdon.
J'essayais de le suivre du regard. Il accéléra très vite, petit trait noir et fin dans l'espace, celui d'une existence, celle d'un petit bourdon qui aimait bien son lit de paille et qui aurait juste aimé dormir un peu plus.

Un peu plus tard je revenais à la maison et pensais lui dédier un haïku. L'exercice était difficile et comment exprimer les sentiments si forts que j'avais connus, tout en restant dans l'esprit du haïku, quelques mots, trois vers très courts ou l'on conserve une certaine distance, sentiments exprimés d'une façon implicite, cachés et aussi dans l'esprit du wabi -sabi.

 Je voulais à tout prix immortaliser cette histoire dans un haïku pour lui rendre hommage et ne jamais oublier le bonheur qu'il m'avait donné en un instant, en quelques secondes.
Et puis, qui sait? dans une autre vie, je serais peut être un petit bourdon, je verrai un jour une grosse tête se pencher gentiment sur moi.

Je tentais vite quelques vers dans la journée, de peur d'oublier.

il dort le bourdon
dérangé dans sa paille
il part en zig zag

bourdon réveillé
sur le dos, pattes dressés
il part en zig zag

Le bourdon dort là
réveillé sur sa paille
il veut me boxer

et d'autres assez banals

Les jours suivants...

Le petit bourdon
au réveil sur sa paille
fait la roulade

c'était amusant, sans plus, suivi d'autres haïkus, pas meilleurs.


Les semaines suivantes, j'avais toujours des difficultés à cerner l'esprit de cet haïku, de lui donner cette force évocatrice et puis je ne sais plus quand ni comment, j'essayais de rester plus simple, revenir dans l'esprit du sabi , soit simplicité et  sérénité, comme préconisait Basho et puis jamais je n'arriverai en trois vers à faire ressentir tout ce que j'avais vécu.

j'écrivais :
Le petit bourdon
réveillé sur sa paille
me fait des signes

Il me plaisait vraiment ce petit bourdon qui me faisait des signes.

Je passais à autre chose et le mauvais temps du printemps, laissait malgré tout passer parfois,  entre deux nuages,  un peu de soleil venant réchauffer la prairie et réveiller les petites bêtes qui s'y cachaient.

J' attendais patiemment d'autres évènements et tel un chasseur à l'affût,  je m'armais de patience...
 
24 mai 2024, tout est calme, je repense à cette balle de paille.
 
A propos, j'ai été aujourd'hui chercher mes tomates au marché, les trous sont faits pour la plantation et comme il y a eu un orage terrible j'attends que le sol se soit ré-essuyé.

J'ai ainsi tout mon temps. Je planterai demain ou plus tard et j'en profite pour tenter d'expliquer ce qui s'est peut être passé en surface de la balle de paille.
 Je me dois d'être le plus proche possible de mes lecteurs passionnés, n'hésitant pas à me suivre dans mes longs récits et je me sens quelque part obligé de leur soumettre cette explication, par honnêteté. 

C'est une théorie personnelle, ce que je crois maintenant comprendre, bien que je puisse émettre quelques réserves sur celle-ci.

Tout à mon émotion, je n'avais pas remarqué que le petit bourdon, certes bien réveillé par moi même cherchant les ficelles, avait dû s'accrocher sur un brin de paille.
La paille étant compressée, les brins de paille sont imbriqués les uns dans les autres et tout est très serré.

Par conséquent si un bourdon plante par hasard l'un des crochets du bout de ses pattes sur un brin, il se dégage difficilement. C'est ce qu'il avait dû se passer.
Quand je l'ai réveillé, par réflexe il a dû bouger ses pattes et un ou plusieurs crochets se sont sans doute plantés dans la paille ou ces crochets étaient déjà bien avant, plantés dans la paille. Le temps était frais comme je l'ai déja évoqué. Depuis combien de temps était il là, récroquevillé, peut être transi de froid et épuisé après sa récolte de nectar trop matinale.

 A un moment précis, quelques secondes après son réveil, il a pris son élan pour s'envoler.
Il a dû faire une sorte de petit saut et comme il était attaché, retenu par un crochet ou plusieurs autres plantés dans la paille, il a été deséquilibré et a basculé sur le dos.
Pourquoi sur le dos? ...Cela devait être dû à l'attache de un ou plusieurs crochets, comme je le dis précédemment, mais en plus et c'est très important, les pattes plantées dans la paille  correspondantes seulement à un seul côté du corps, pattes de droite ou pattes de gauche, ce qui explique physiquement son basculement.

Une fois sur le dos, il n'agitait pas ses pattes pour me dire de partir ou pour m'impressionner, se défendre, mais simplement pour revenir à une position normale, celle où il est stable sur ses six pattes, afin de décoller et de fuir.

Évidemment, cela est beaucoup moins poétique que ma première version et son haïku , un bourdon me demandant de le laisser dormir, me faisant des grands signes de ses pattes...
Quoiqu'il advienne, je préfèrerai toujours ma première version et personne ne pourra la contredire, car il n'y a qu'une personne, plutôt une seule petite bête qui connait la stricte vérité de l'affaire, c'est lui, mon petit bourdon.


Le-petit-bourdon


SUITE DU JOURNAL CHAPITRE 2 - L'étrange histoire  des grenouilles du  vieux bassin







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