Fin mai 2024, je repensais à cette très
étrange histoire.
A l'époque, dix ans auparavant , elle m'avait profondément marquée et
je me suis toujours juré de la raconter, tellement ce matin là il
s'etait passé un fait si étrange, que je n'ai jamais réussi à expliquer.
Tout a commencé quand un nouveau client m'a fait venir chez
lui, à Thonon les bains, pour m'occuper d'un vieux et grand bassin à
quelques lieux du fameux lac Léman.
Dix années se sont écoulées et pourtant les détails de toute l'histoire
sont profondément ancrés dans ma mémoire. Il fallait vite livrer mon
récit, pour le jour où cette mémoire deviendrait moins vive, les
printemps se succédant inexorablement.
C'était l'été, dans une période chaude survenue avec son anticyclone,
après un quatorze juillet bien arrosé.
Après avoir réglé les jours précédents les details de ma venue, je
quittai Vendôme tôt le matin en direction de l'Est, traversant par le
travers un grande partie de la France, en longeant d'assez loin le nord
du Massif Central.
Mon vieux break ronronnait allègrement dans les plats, s'essouflait
dans les petites montées, mais tout se passait bien.
Le gros diesel fumait certes un peu plus dans les côtes et après
quelques heures de route et Mâcon disparu, après Bourg en Bresse, les
longues rampes d'autoroute conduisant vers Genève et la Suisse, posées
sur des viaducs à la hauteur vertigineuse surgissaient devant le
capot et tout autour de moi.
Je commençais à voir les Alpes tout au loin.
Les sommets enneigés me faisait oublier un moment la chaleur régnante
dans l'habitacle à la climatisation défectueuse.
J'arrivais finalement à Thonon les bains en milieu d'après midi.
Les clients étant momentanément absents, je m'asseyais à l'ombre des
murs de la villa, finissait mon troisième sandwich jambon mayonnaise
préparé par ma femme.
Le soir, diner avec mes hôtes, nous échangâmes autour des féras,
ces poissons du lac bien délicieux, sur
l'état de ce bassin dégradé, sa restauration avec de puissantes pompes
solaires, tout un nouveau réseau d'eau alimentant les ruisseaux jusqu'à
celui en haut du terrain, pour descendre vers la grande
cascade surplombant l'étang, à plus de trois mètres de hauteur.
A la fin du repas, au moment des digestifs, nous étions appuyés sur le
garde-corps, à quelques mètres au dessus du bassin. L'air était plus
frais .
Nous contemplions ce beau plan d'eau et
le docteur me demanda si le fait de jeter du pain au canard posait un
problème pour la qualité de l'eau, attirant de ce fait beaucoup de
canard, à certaines periodes.
La qualité de l'eau était en effet le grand problème car depuis
longtemps les vieilles pompes étaient hors d'usage. Il y avait beaucoup
de végétation dans le bassin, des grandes plantes aquatiques, des
roseaux, des joncs de toutes sortes. Autour et sur les berges, le
long des ruisseaux, arbres et arbustes déversaient en automne des
quantités de feuilles mortes qui finissaient au fond de l'eau, se
transformant en une vase noire.
Les poissons, comme les beaux chevennes introduits dans l'étang
manquaient d'oxygène quand la température grimpait et,
certainement que les canards avec leurs déjections n'arrangeaient pas
l'affaire.
J'en pensais que c'était une bien mauvaise habitude contractée par mon
client de donner de gros morceaux de pain à ces volatiles.
Plus tard j'apprendrai par son jardinier qu'il échappait par ce geste à
la dure réalité des clichés qu'il analysait depuis son bureau,
surplombant le bassin au premier étage.
Prudent et de peur de jeter une ombre sur ce moment de quiétude que
nous partagions, je lui répondis finalement qu'il fallait que ce soit
sans excès et pas tous les jours, mais je sentis à son air dubitatif
que mon conseil ne le satisfaisait pas et qu'il comptait bien continuer
cette pratique pour son plaisir.
Je me couchais tard. Mon hôtesse également docteur m'accompagna
et je découvris avec surprise la grande chambre m'étant réservée
au sous sol de la villa, à quelques mètres du bassin et au même niveau.
Derrière des grandes baies vitrées laissées entrouvertes, je ne pouvais
être plus près de l'eau. Après avoir pris congé de mon hôtesse, je me
glissais dans des draps presque frais. Le projet se présentait bien.
Cependant je ne pouvais trouver le sommeil. La première impression de
fraîcheur passée, je me tournais et retournais dans le grand lit,
rejetais les draps, tapais sur mon oreiller pour lui redonner forme.
Rien n'y faisait.
J'essayais d'avoir des pensées agréables. Il est vrai que toute la
route que j'avais faite n'arrangeait rien, ressentant encore les
balancements de mon corps, en raison des longs virages, dans la partie
montagneuse.
Le temps passait et je sentais monter une légère angoisse. Je devais me
lever un peu avant huit heures, pour prendre le petit déjeuner
avec mon hôte et je devais être en forme pour visiter ensuite le
bassin, la cascade, les ruisseaux, la source, prendre des mesures.
Déjà trois heures, tournant la tête vers la baie, je voyais au loin
des montagnes sombres, presque noires.
Je ne bougeais pas, fasciné par ces masses impressionnantes se
découpant sur le ciel à peine moins clair. Je ne sais pas combien de
temps je restais ainsi mais une légère lueur violette, virant doucement
à un violet orangé, vint baigner comme une coulée d'aquarelle
liquide, les sommets des montagnes.
Je voyais mieux les formes, toutes ces grandes dents de roches.
"Est ce que le jour va bientôt se lever? Je ne dors toujours pas ! "
Je chassais ces idées et fermais les yeux...
J'avais décidé de dormir. Je pensais aux montagnes, comment avaient
elles pu prendre ces formes fantastiques, au cours des millénaires ?
Il est probable que je dormais déjà quand cela arriva et je suis
incapable de dire combien de temps j'ai pu dormir ou alors,
j'étais seulement resté dans un sommeil paradoxal, celui où l'on croit
dormir et dans lequel le dormeur se sent si bien.
Un son, c'était un son, juste un son bref et très grave.
Une sorte de "bow"
.
Je n'y fis pas attention, je pensais que c'était peut être un sorte de
bovin primitif et comme ma pensé s'était égarée dans les millénaires
des montagnes, pourquoi pas un auroch, un grand ruminant poilu.
L'idée m'amusa quelques secondes et je replongeais dans mon sommeil.
Il me semble que encore plus tard, un deuxième son retentissait à
nouveau, mais plus fort. Cette fois ci, je ne pensais plus à
l'auroch, car j'avais vraiment l'impression que la bête était dans ma
chambre ou tout près et comment aurait-elle pu venir aussi rapidement,
des montagnes ?
C'était un signal, un appel qui attendait une réponse.
La réponse arriva aussitôt sous la forme d'un timide coassement.
j'avais enfin identifié une grenouille.
Le son grave, le " bow" retentit aussitôt et tout un concert vint se
mettre lentement en place.
Le rythme s'accéléra soudainement, d'autres musiciens, de plus en plus
nombreux firent retentir leurs instruments pour devenir après quelques
minutes une symphonie s'emballant dans un paroxysme d'intensité , de
sons primitifs.
C'était fantastique mais j'étais effondré. Qu'allais je devenir? Quel
serait mon état demain matin?
Puisqu'il en était ainsi et si impuissant à faire stopper ce concert,
je pris le parti de l'écouter et d'ignorer ses conséquences sur mon
état physique.
J'écoutais, j'écoutais. Je m'amusais à distinguer des notes
différentes. Cela me désangoissait.
Mentalement je leur prodiguais même quelques conseils.
Ici vous devriez marquer une pose.
Bien la petite qui a presque fait un solo, le gros baryton aurait dû la
laisser chanter.
Et puis tout à coup, il me sembla entendre un mot, deux mots.
J'entendais ce mot répété
" mais", "mais".
Puis " oh non"
Puis " d'accord"
C'était toujours plus de mots, qui semblaient faire des phrases. Je
prêtais encore plus l'oreille et j'acceptais tout de mon sort, de ce
qui se passait autour de moi, car c'était le seul moyen de ne plus
souffrir dans mon lit, me torturant pour dormir.
Je m'étais à peine soumis à cette épreuve d'entendre des mots,
que j'entendis une phrase, assez nette.
Elle disait :
"C'est la démocratie". Il y avait des rires...
" Rotodor garde toujours la cascade pour lui".
Rotodor répondait d'une voix grave : "c'est ma cascade, j'y suis né -
allez dans les
grands roseaux"!
Une autre répliquait du tac au tac : "les chevennes mangent les
petits".
Une autre, pleine d'emphase : "Nous, au nom des barigottes nous
exigeons un vote à mains levées".
"Retournes dans ta vase" lui repondit un jeune effronté".
"Nous au nom des zomanottes, l'exigeons maintenant "! "
" Ah les zomanottes, elles veulent toujours tout pour elles"!, dit
quelqu'un derrière
" Nous sommes les plus nombreuses"!, répliquèrent les zomanottes
"Ce n'est pas une raison" ! crièrent en coeur d'autres d'une
autre famille, arrivant en retard et qui s'avançaient d'un pas
bien decidé vers les groupes déjà formés.
Je perçu d'autres voix, plus lointaines : "Qu'est ce qu'il peut faire"?
"Personne ne sait "!
"Il faut lui demander"!
La foule grondait, elles parlaient toutes en même temps,
s'interpellaient d'un groupe à l'autre.
Tout à coup, mais je ne sais pas pourquoi, j'eus comme l'intuition que
l'on parlait de moi...
Dans le brouhaha, s'éleva une voix très grave, très forte, je ne
reconnu pas Rotodor.
C'était une voix de tribun :
"Oui! une barrière anti chevennes !".
La voix disait "chwaunes" et non pas "chevennes"
...et ce que je craignais arriva, à l'instar des slogans répétés en
hurlant, lors d'une manifestation, l'une d'elle commença à scander
" Viens dans l'eau"!, suivie de cent autres, reprenant dans tous les
variations d'octaves, d'intensité, "viens dans l'eau, viens dans l'eau,
viens dans l'eau"...
Elles m'appelaient, j'en étais sûr. Alors je ne sais pas comment, je
me rapprochais d'elles, pourtant restant bien dans mon lit.
Je me sentais sortir de mon corps, mon esprit se déplaçait, je
les voyais plus près.
Je m'approchais jusqu'à la baie vitrée, sur le seuil de la grande
baie et là, je les voyais d'encore plus près.
Elles étaient assez grandes, peut être un demi-mètre de hauteur,
semblaient marcher sur l'eau sombre.
Elles portaient des robes magnifiques de couleur pastel, ornées de
brocarts festonnés de fils d'or et d'argent.
D'autres portaient des robes à paillettes argentées, souvent brodées de
bijoux. Certains étaient habillés en costumes et gilets majestueux.
Celles qui devaient être très coquettes avaient de
grands chapeaux, fleuris quelquefois. C'était du meilleur goût car les
fleurs étaient fraîches, vivantes , ondulaient au milieu des tiges des
graminées dorées.
Toutes ces personnes parlaient entre elles, par petits groupes.
Leurs visages étaient tous extrêmement délicats, présentant une douce
physionomie, un peu ronde, lunaire. Des visages simples à la peau
ressemblant à une peau de pêche, avec de très grands yeux étirés
vers les tempes et l'extérieur. En abondance des cheveux aux belles
boucles noires
ou blondes leur donnaient l'apparence de ces têtes antiques à la
chevelure grecque ou romaine.
On eût pu penser sans doute à des comères entre elles. C'était
bien médisant et pas fondé, car toute ces personnes etaient si
élégantes, si
dignes, si attentionnées les unes envers les autres.
Tout n'était pas parfait dans le vieil étang et il fallait trouver de
bonnes solutions, convenant à tout le monde.
Pensant m'y être invité, je voulus leur parler des canards, si ces
derniers ne les opportunaient pas.
je lançais : "les canards! Les canards "!...
Personne ne tourna la tête vers moi et ne répondit. Eussent elles
désiré ne pas vouloir plus longtemps ma présence, m'ayant déja invité
un long moment dans leur monde ?
Elles continuèrent à parler, parler entre
elles, de leurs désirs, de leur vie, de leur rivalité, de leurs échecs,
s'accrochant pour un futur heureux, dans leur bassin magique et
merveilleux.
Je ne les interessais plus et à peine avais - je eu cette pensée que je
fus happé par mon lit et retournais dans mon corps à une vitesse
vertigineuse, quittant cette autre dimension dans laquelle mon
âme pouvait se perdre.
Je m'endormis aussitôt.
Quand sept heures sonna à mon réveil, j'étais en pleine forme.
Une semaine a passé et nous sommes début Juin.
Après avoir écrit cette histoire, que j'avais bien vécue dix ans
auparavant, je m'attèle aujourd'hui à la tâche d'écrire un
haïku, afin d'essayer d'immortaliser en trois vers, toute l'émotion que
j'avais ressentie ce matin là.
Je lisais et relisais mon récit et trouvais que la réalité même
avait été au delà de ce que j'avais transcrit.
Comment pouvais-je décrire ces grenouilles mi- humaines, avec leurs
sentiments, tous les détails de leurs habits, ces visages avec des
lèvres si belles, si pulpeuses, gourmandes et charnues. Des yeux
brillants de malice et d'intelligence.
Oui, la tâche était impossible où il me fallait écrire, écrire et
encore écrire.
A défaut, je devait tenter un haïku, devant résumer avec une grande
distance le fond et le coeur de cette incroyable expérience.
Un haïku rendant hommage à ce peuple, souvent si déconsidéré par manque
d'intérêt ou rattaché parfois à des croyances occultes.
Grenouilles et crapauds occupaient en effet une belle part de
l'imaginaire collectif, depuis des temps anciens, parfois bénéfiques,
parfois maléfiques.
Le prince charmant était transformé
par une sorcière en crapaud, un cousin proche des grenouilles et,
c'est sa belle amoureuse qui par un baiser le délivrait du
sortilège.
Mais quelque part, déjà certains mages et grands sorciers pratiquant
toute sorte de magie, n'avaient ils pas saisi le pouvoir des
grenouilles ? Celui de nous transporter plus loin que nos rêves pour
entrer dans une autre dimension.
J'étais rentré dans une autre dimension, aidé par ces incroyables
grenouilles, s'ouvrant sur un univers que je n'eusse pas imaginé,
une seconde, auparavant.
Je leur en étais tellement reconnaissant et les aimais d'autant
plus que, juste pour moi, elles avaient osé ouvrir par
magie et devant
mes yeux, le paradis caché et insoupçonné de leur vie extraordinaire.
J'écrivais :
Dormant à moitié
avec ces cent grenouilles -
des voix me parlent
ou
Comment bien dormir
avec ces cent grenouilles-
des voix me parlent
ou
Au petit matin
les cent grenouilles -
dormir avec toi
ou
Au lever du jour
les voix de cent grenouilles-
je rentre dans l'eau
Et bien d'autres, l'exercice étant
difficile.
Les haïkus s'accumulaient dans mon carnet et je n'étais
jamais satisfait.
Je m'arrêtai sur ce dernier :
Au
clair du matin
les cent grenouilles chantent -
Bow! Bow! viens dans l'eau
Début Août 2024, il me vint à l'esprit celui-ci Conclut- il cette étrange histoire ?
Au clair du matin
dans mon lit concert de voix -
Que de grenouilles !