Il était une fois une petite abeille,
dont je ne me rappelle plus vraiment de son nom, peut-être Chico ou
Choco, qui
avait eu la gentillesse de me raconter une certaine journée qu'elle
avait vécue, avant le début de l'été.
On devait être avant le 21 juin 2024, le 12 ou le 13,
mais la date précise n'a pas d'importance.
Les jours précédents, la météo était maussade, toute en alternance de
soleil et de pluie, cependant, ce jour là, un grand soleil
semblait s'installer, séchant les jardins et les prairies.
La nature se réveillait, la sève montait et les fleurs si longtemps
retenues s'ouvraient d'un seul coup dans la chaleur des rayons du
soleil enfin revenus.
Choco, appelons la par ce nom, bien que pour une abeille ce ne ne soit
pas ordinaire.
Donc, Choco vivait pour elle dans sa maison, c'est à dire
pour nous les humains une ruche, posée tout en haut du
côteau,
surplombant Vendôme, toujours hanté par les ruines restaurées à grands
frais de son vieux château, bâti au Moyen Âge.
Ce matin là, épuisée par son travail sur les fleurs de l'herbe aux
chats, accompli la
veille, ivre de nectar Choco ne s'était pas réveillée.
Je lui laisse maintenant la parole et, mots pour mots, voici ce
qu'elle m'a raconté :
Le bruit des ventileuses me réveille doucement et je ne sais plus où
je suis.
Je me retourne sur la douce alvéole de cire et j'aperçois tout au fond
l'entrée de la maison. Cela me rassure quelque peu et pourtant il y a
quelque chose qui cloche. Qu'est ce que je fais là toute seule...
Je frotte mes antennes pour y voir plus clair et communiquer comme je
le fais d'habitude, en me connectant avec les autres.
Un signal lointain et brouillé me parvient. Dans une sorte de
brouillard, je distingue des groupes de mes camarades ramassant pollen
et nectar sur les fleurs d' un énorme arbuste que j'ai déjà vu, un
grand cotonastre.
L'image se brouille, je
lisse à nouveau mes antennes et apparaît maintenant une autre camarade,
mais en gros plan et de face que je reconnais instantanément.
C'est la vieille gardienne et avec ses grands yeux noirs elle me
regarde d'un air terriblement réprobateur. Son regard me transperce le
corps et l'esprit, je panique totalement et dans un réflexe
de défense je pose mes deux pattes sur mes antennes, coupant
ainsi la communication.
Que dois je faire ? Elle m'a sans doute reconnue!
Me recoucher sur ma douillette alvéole en attendant leur retour, c'est
prendre tous les risques et m'exposer à une mort certaine, piquées et
transpercées de toutes parts par les méchantes gardes ou alors au mieux
passer ma vie à ramasser les cadavres des autres, jetées en petits tas
dans les coins de la maison. Rien que de penser à cette idée, j'en
tremble de tout mon corps, mes poils se hérissent et je m'effondre sur
l'alvéole.
J'ai soudain très froid et maudis ces sottes de ventileuses qui font
rentrer jusqu'à moi cet air glacial. Heureusement la cire de l'alvéole
est toujours aussi douce. J'aimerais m'enfoncer en elle, disparaître à
jamais, quitter cette vie où le plaisir de vivre et de voler de fleurs
en fleurs est tant gâché par la terrible discipline régnant
dans la colonie familiale.
Seule la reine est à l'abri dans ce monde
impitoyable, bien cachée derriere des piles de cire et à côté du
meilleur miel de la maison.
De rage, pensant au bonheur de cette reine et à ma condition si
misérable, je griffe cette alvéole, creuse de profonds sillons.
Je me calme au bout d'un long moment et complètement épuisée je m'abats
sur la cire tiède et ramollie.
Je me repose la question : Qu'est ce que je dois faire ?
Peut être est il déjà trop tard pour me rendre maintenant là bas?
La vieille gardienne me reconnaitra aussitôt, ne me le pardonnera pas
et pourra même venir me piquer, me punissant pour mon étourderie et mon
manque de participation.
Au mieux je serai paralysée pendant des heures, au pire invalide à
jamais et finirai dans un petit coin de la maison.
La réponse est
immédiate et l'effrayant visage de la vieille revient, me regarde
fixement.
Ne pouvant soutenir le terrible regard, je coupe à nouveau la réception
en écrasant mes antennes de mes deux premières pattes. L'image
disparaît et je reste sur place, prostrée, n'osant bouger, de peur
d'une nouvelle réapparition.
Dehors l'ombre qui s'étendait devant la maison a presque disparue. Les
ventileuses font de plus en plus de bruit et il n' y a pas âme qui vive
autour de moi. Je relâche la pression sur mes antennes et me redresse.
Le visage de la vieille a disparu. Je réfléchis longuement sans trouver
de solutions et finis par m'assoupir.
Dans ce demi sommeil, une vieille histoire me revient, rêve ou réalité
?
Lors d'une sortie et de retour vers la maison,
fatiguée, lourde et les pattes pleines de pollen, je fais une
pose sur des fleurs de troënes et enivrée par leur puissant parfum, je
m'assoupis un petit moment.
Soudain, des
antennes me touchent le dos et me redressant je vois une autre
compagne, que j'identifie pour être de la maison.
Nous nous frottons les antennes en signe de reconnaissance et d'amitié,
elle me dit qu'elle s'appelle Styx et me pose cette question :
Est ce que je suis blanche ?
Je ne comprends pas. Elle la repète, quelque peu insistante et énervée.
Est ce que je suis toute blanche ? c'est simple !
Sacré caractère !
Je comprends alors qu'elle fait allusion à son corps et tous ses
poils qui sont en effet recouvert d'un pollen blanc comme neige.
Oui, tu es toute blanche, timidement j'ajoute : et pourquoi ?
Elle ne m'aura pas cette fois là, la vieille, elle ne me
reconnaitra pas. Ce matin, j'ai raté le départ aux buissons
ardents. A l'entrée de la maison, je passerai sous son nez grâce au
pollen de la Toute Bonne, tu sais la grande Sauge...Je suis toute
blanche !
A ces mots simples, si spontanés, je ressens une vive émotion,
pleine de sympathie pour cette camarade. Je la comprends
tellement.
A peine avait-elle prononcé ces derniers mots, qu'elle s'envole.
Je la suis aussitôt, il est temps de rentrer.
Elle file à toute vitesse et disparaît de ma vision après quelques
secondes. Elle est vraiment pressée de rentrer.
Le soleil est déjà bas et de gros nuages noirs menaçants s'accumulent
dans le ciel.
Je reçois une goutte de pluie, puis deux et une grosse averse s'abat
sur ma tête.
Je continue malgré tout mon chemin, zigzagant dans les rafales de vent,
profitant parfois de leur poussée et j'arrive enfin en vue de la maison.
La pluie a heureusement cessé et comme le veut le réglement, il est
hors de question de rentrer trempées. Auparavant il faut se mettre à
coté des ventileuses et prendre froid.
Rien qu'à cette idée, je
frisonne déjà.
Mais devant moi, à une dizaine de mètres et devant la maison, il se
passe quelque chose.
Je vois Styx passer et repasser devant l'entrée de la maison, suivie
par une meute de soldats et aussi je vois la vieille qui est presque
accrochée sur elle, dans une position grotesque, son gros ventre
recroquevillé comme un crochet, le pic sorti, prêt à la transpercer.
Je hurle : Styx, Styx, attention ! Mais elle est trop loin, elle ne
m'entend pas.
Pour Styx c'est l'enfer. Elle arrive à se dégager de l'étreinte
mortelle de la vieille, évite les soldats tant bien que mal, mais elle
s'épuise et ne peux ni rentrer dans la maison pour s'y cacher, ni
s'échapper et s'enfuir dans le parc du château.
Harcelée de toute part,
Styx ne trouve aucune issue.
Elle continue désespérément à tourner et à retourner sur elle même,
zigzague dans tous les sens, désorientant ses agresseurs.
Lors d'un tour, elle entrevoit un passage dans le mur de ses
assaillants et en profite pour s'échapper. Suivie par la meute des
soldats, elle va se réfugier sous la maison, dans l'espace entre la
terre et le plancher.
Aussitôt les soldats la suivent et pénètrent avec elle dans le mince
abri.
A la fois accrochée à l'envers sous le plancher et s'écrasant de tout
son corps sur le haut d'un pied de la maison, dans un dernier réflexe
de défense, elle fait face à ses assaillants, fouettant l'air de ses
antennes et roulant de la tête pour les impressionner.
Soudain le mur vivant qui lui fait face s'ouvre lentement. un jet de
lumière vient éclairer l'ouverture.
La vieille est là. Elle avance lentement avec son air terrible et un
affreux rictus.
Je te tiens...tu es à ma merci, tu vas mourir fainéante!
Styx se retourne, gratte frénétiquement le pilier qui la bloque, comme
si elle pouvait le faire disparaître, mais c'est peine perdue.
La vieille en profite et lui saute sur le dos, l'enserre de ses six
pattes, remonte son abdomen en un sinistre crochet de croc de boucher.
La vieille pique trois fois. Styx hurle si fort que même les soldats
reculent d'un pas et sont émus par tant de cruauté.
Elle lâche Styx qui se meurt et repart doucement à travers le passage
que lui font les soldats. IIs quittent rapidement la scène, non sans
émotion, mais c'est ainsi et le soldat en chef les appelle déjà pour
reprendre la garde .
Cachée derrière un pied de la maison, j'avais tout vu. Styx est
maintenant à terre, sur le côté avec les pattes repliées. Elle vit
encore et je vois encore un peu de lumière dans ses grands yeux.
Je m'approche d'elle. J'aimerais tant l'aider pour qu'elle vive, elle
est si belle.
Elle était si pleine de vie, si jeune.
Avec mes antennes, je lui dis que je suis là, que c'est moi Choco,
qu'elle va s'en sortir.
Une petite lumière s'éteint dans ses yeux, puis une autre et encore une
autre.
L'une de ses antennes bouge, s'accroche à la mienne.
Elle me dit alors ces mots : la pluie...m'a lavée..sauves toi Choco !
Une larme coule.
D'un bond, je reprends mon souffle qui était bloqué et je sors
brutalement de mon rêve.
Tout est clair, je vais faire comme Styx dans les Toutes Bonnes, mais
je me méfierai de la pluie, l'éviterai dès la première goutte, quitte à
rentrer tard pour rester en vie, plutôt que d'essayer de rentrer à
l'heure, en prenant tous les risques avec cette maudite pluie.
Après tout je peux aussi me perdre ou rencontrer un frelon, c'est une
bonne excuse !
Je surveillerai les nuages, m'abriterai si c'est nécessaire et
j'arriverai encore toute blanche et à la maison...quand j'arriverai !
La vieille ne me reconnaîtra pas !
Assez perdu de temps. Je décide aussitôt de passer à l'action et
d'appliquer ma ruse, plutôt celle de la pauvre Styx en prenant soin
cette fois ci de conserver jusqu'au bout le précieux camouflage.
Je sors comme une folle de la maison et passe si vite que l'un des
gardes à la porte panique et se jette à l'intérieur, croyant bêtement à
l' attaque d'un frelon-voleur caché derrière les rangs de miel.
Je descends le coteau en volant bien haut et bien au dessus de la
végétation sauvage pour éviter ses prédateurs, frelons et autres
peuplant les taillis, les ronciers et même dans les envahissantes
renouées du japon pleines d'oiseaux pas commodes, comme les
merles adorant leur grains si juteux !
En bas, j'oblique vers le prés aux chats, en passant bien au dessus
du Loir où se cachent les frelons qui viennent boire, slalome à toute
allure entre les troncs énormes des vieux platanes.
J'en sors et grimpe. Il y a trop de bruit et de pollution en bas dans
les grandes rues qui sortent de la ville.
Je repasse au dessus du Loir, la rivière principale. Je n'aime pas
voler si haut, on peut faire des mauvaises rencontres, telles qu'une
hirondelle.
Je redescends un peu ce qui accélère encore ma vitesse et j'ai de
surcroit un bon petit vent du sud dans le dos.
Ça y est j'arrive !
Je vois toutes les bonnes vieilles villas anciennes alignées là bas,
tout dans le fond, dans la rue d'Angleterre, dans la rue d'Italie,
j'arrive...
Les maisons avec leurs larges débords se rapprochent . De gros ramiers
roucoulent et volent de faîtage en faîtage , dans une sorte de ballet.
Je passe entre et sans crainte, en gardant un peu mes distances car ils
sont très lourdeaux et frappent l'air si fort!
Je vois le repère de la villa au cotonastre, avec en bout du jardin son
jeune if déjà grand, bien qu'il ne soit âgé que d'un peu plus d'un
demi-siècle.
Je passe à travers ses longues branches ouvertes et tendues vers le
ciel.
Je ralentis brutalement et je me calme.
Mon vol est maintenant quasiment stationnaire et garde juste quelques
courts mouvements latéraux pour dérouter d'éventuels prédateurs. Le
matin tôt, cet endroit est sur le parcours des mésanges.
Je suis à la porte du jardin, à l'entrée d'un couloir végétal ,
constitué par deux grandes haies serrées de lauriers cerises.
Je m'engage avec d'infinies précautions.
Je ne vois rien mais j'entends au delà des lauriers, l'assourdissant
bourdonnement d'un nombre incalculable de camarades venues
de tout Vendôme et des environs.
Je m'aventure tout doucement.
Je pense à la vieille. Je crois voir sa tête derrière chaque feuille de
laurier. Le couloir des lauriers est maintenant prolongé par une
charmille à gauche et de grandes cépées de noisetier.
Le chemin s'ouvre enfin sur la prairie.
Je suis maintenant presque à découvert. Vite je me pose sur le tronc
de l'un des noisetiers,
bien cachée derrière toutes les hautes baguettes de sa cépée.
A une bonne dizaine de mètres devant moi, vers la droite, le
grand cotonastre paraît respirer et dans un bourdonnement assourdissant
il donne l'impression qu'il va s'envoler, tel un vaisseau
extraterrestre .
A la même distance et de l'autre côté et à quelques mètres du
cotonastre, les Toutes Bonnes pointent vers le ciel leurs magnifiques
hampes florales bleues, blanches, violettes et mauves, gardent le lieu
où
est en train de se dérouler un évènement extraordinaire, que j'ai raté,
car je n'ai pas de tête.
Pour la première fois des millions de mes camarades sont venues sur ce
cotonastre géant qui pour la première fois de sa vie a été complètement
recouvert de fleurs, en nombre si important que le parfum à l'odeur de
chocolat chaud s'est senti au delà de la ville.
Les autres années, c'était souvent de timides floraisons, en raison de
la pluie, du vent, de la grêle, des méligethes qui perçent et pondent
dans les fleurs.
Cette année pour la première fois, c'est une explosion de fleurs et
toutes les maisons sont au rendez vous et moi, je ne suis pas là !
Choco me regarde intensément et je lis dans les facettes de ses yeux,
qu'elle regrette tant de ne pas s'être levée ce matin là.
Dressée sur ses pattes, sur le dos de ma main elle regarde le ciel et
un beau nuage blanc défile lentement sur ses grands yeux noirs.
Je n'ose rompre cet instant par quelques mots ordinaires et, j admire
son
attrait pour ce ciel où sont inscrits tous les espoirs, même ceux d'une
pauvre petite abeille.
Les minutes passent, elle s'est posée tout naturellement sur ma main
pour me parler, mais je crains qu'elle ne s'envole, de ne pas connaître
la suite de son histoire.
Elle me regarde à nouveau et comme si elle avait compris, se remet à
parler dans un flot ininterrompu.
Je me jette sur la Toute Bonne, passe ma tête dans l'ouverture, son
éperon
bascule, me caresse doucement le dos, je rentre à l'interieur, un
nectar sucré, délicieux, je me roule, ressors, une autre, elle me
saupoudre de pollen blanc, encore une autre et une
autre, l'éperon caresse mon dos, caresses, toujours des
caresses, encore des caresses, je me retourne à
l'intérieur pour sortir, à l'entrée la tête d'une grosse abeille
charpentière, des yeux, une trompe et une langue énorme, elle me touche
avec
ses antennes...
Elle me dit : tu es perdue ? j'ai vu toutes les autres au coto!.. elle
ressort et me montre où sont les meilleures, m'attend à chaque fleur...
Elle sait ! sûre qu'elle a compris et voit mon futur.
En partant elle me sourit d'un air malicieux et complice. Je suis
couverte de pollen blanc, le jabot rempli de nectar et je ressens une
force incroyable. Elle sait!
Elle se tait, regarde à nouveau le ciel bleu où tous les petits nuages
blancs s'effilochent.
Et après ? Dis je, impatient de connaître la suite.
Je ne sais plus, ...vous savez je m'appelle Choco!
Oui je sais vous me l'avez dit, Choco , comme du chocolat !
Non, Shoko...(elle épelle) s -h -o -k- o
Shoko ! C'est japonais non?
Oui, elle m'a donné ce nom, Styx...avant de mourir.
Dans les troènes, elle m'a dit :
Laisses moi t'appeler Shoko..tu es la lumière, la lumière de la vie ...
Continues Shoko, je peux te tutoyer ?
Bien sûr , et vous, toi, tu t'appelles comment?
Moi? C'est Jissé
Oh! C'est très doux..tu n'es pas méchant?
Je me contente de lui sourire.
Après ? Je vole à toute vitesse vers le cotonastre qui est tout près.
Elles sont toutes sur le dessus et au sud , en plein soleil.
Instinctivement je me pose sur le côté à l'ombre.
Il y a de la place libre et au moins je suis sûre que la vieille est de
l'autre côté, occupée a contrôler et à distribuer les places, hurlant
pour vite ressortir des fleurs vidées de leur pollen et nectar,
montrant une autre à faire sur le champ.
Je bouge un peu de fleurs en fleurs, pas trop souvent et j'enfonce ma
tête dans les petites fleurs, cachant bien mes antennes dont le signal
peut me trahir.
Autour de moi , des camarades partent. J'attends un peu et décide de
rentrer avec au moins la troisième vague.
Le soleil est au plus haut et il fait très chaud. Plusieurs groupes se
rassemblent déjà le long de mon côté.
C'est le moment pour partir, je
me retourne et juste à cet instant là, je vois une grande forme qui
s'approche, une grosse tête blanche.
Aussitôt je pense au jardinier du
château qui nous vole notre nourriture .Ce n'est pas lui, celui là est
plus grand.
Il s'approche tout doucement, que veut-il prendre?..
C'est curieux, quand
je vous vois, il vous ressemble.
Oui, c'était moi, j'étais attiré par cette abeille blanche.
Oui, mais j'ai peur, tu t'approches encore et encore tout doucement. Tu
es tout près de moi et cela va attirer l'attention des autres...
Et si la
vieille passe par là ?
Tu te penches vers moi...
Je décide de me rapprocher de toi, je vole à
peine sur un mètre, m'arrête net, volant sur place et là de toutes mes
forces je crie :
Mais c'est du chocolat au miel !
Tu n'entends pas ! Tes antennes sont fermées sans doute...
Je te dis cela ....parce que ..c'est bon ! et..., tu es gentil, curieux
...alors voilà, du chocolat au miel delicieux...comme cela, après, tu
sais, et... tu partiras...
Elle ponctue d'un petit rire enfantin son dernier mot et je précise à
Shoko que c'est l'abeille blanche qui m'attirait..elle ! Shoko !
Oui bien-sûr, mais tu ne réponds pas et avance encore d'un petit pas.
Je ne sais plus quoi faire et je ressens un grand trouble.
A cet instant je tourne la tête à droite et à gauche et je vois une
centaine de mes soeurs, parfaitement alignées sur une ligne droite de
chaque côté de moi.
Elles ont perçu ma situation angoissante avec un danger pour moi et
leur envoyant un message inconsciemment, elles ont repondu en un
millième de seconde.
A partir de ce moment là, toi moi et toutes mes autres soeurs à côté de
moi, nous ne faisons plus qu'un. Nous sommes un seul et unique
esprit...
Oui Shoko, J'ai bien ressenti cela et c'était extraordinaire. Tout à
coup, presque par magie tellement cela a été instantané, j'avais devant
moi une ligne parfaite, avec toi au milieu et tous les autres abeilles
réparties sur cette ligne dans des intervalles de distance tous
égaux...
A la vitesse de la lumière, s'est créé cette ligne parfaite.
Un
milliardième de seconde avant, il n'y avait rien et un milliardième
après il y avait la ligne.
Je n'avais aucune peur et je trouvais cette ligne si belle , si
parfaite, l'oeuvre instantanée, d'un grand architecte - géomètre.
Je
n'étais plus dans mon corps, je flottais dans un nouveau monde, il y
avait une seule volonté, un seul esprit, celui de nous tous, de tous
les esprits qui avaient fusionnés en un seul..
Je n'ai pas eu conscience de reculer lentement et d'un petit pas,
par ma
propre volonté, mais cela ne pouvait être que par cet esprit unique,
que
j'étais devenu, avec toutes les autres....
Tu expliques bien le monde et la vie, me répond Shoko.
Et puis, poursuit-elle, toi disparu je m'envole avec tout un groupe de
camarades, pour rentrer au chateau.
Alourdies par les boulettes de pollen et tout ce nectar dans nos
jabots, nous montons lentement dans les airs et par chance au dessus de
la rivière nous attrapons des courants ascendants venus du Loir.
Au
deuxième bras , derrière le Près au Chat nous ressentons encore un
autre courant.
Nous montons et sommes à l'étage des hirondelles. Par précaution, nous
nous serrons les unes contre les autres et quelle folie ce serait pour
elles de venir butter sur ce mur vivant, de plusieurs milliers de
mes soeurs.
Deux, trois hirondelles nous provoquent, passent tout près de nous.
Nous ne bougeons pas et imperturbables poursuivons notre vol.
Nous sommes maintenant au dessus du côteau du château, nous voyons les
murailles et les vieilles tours en ruine.
Coco, notre soeur leader commence à descendre, accompagnée du
bruissement de nos milliers d'ailes .
Nous nous séparons, des groupes
partent vers leurs maisons respectives.
Nous sommes les dernières, Coco nous ouvre toujours le chemin et plonge
sur notre maison derrière la grande tour, aux crénaux et merlons
effondrés.
Nous approchons, la maison grandit devant mes yeux et soudain on
s'arrête net, toutes en vol sur place..
Coco voit un danger et nous l'a
transmis instantanément .
A l'entrée règne une effervescence anormale.
Des milliers de camarades
volent dans tous les sens tandis qu'une masse plus compacte essaie de
rentrer.
Quelque-chose, un obstacle les en empêche.
Nous nous approchons toutes lentement et par prudence nous nous
disposons sur dix larges lignes parfaitement superposées en hauteur et
aux espaces parfaits, jusqu'aux intervalles entre nous.
Nous sommes plusieurs milliers et nous ne sommes qu'une, à quelques
mètres de la maison, dans les airs et en vol stationnaire, et, ce que
je vois dans le signal me parvenant, me glace le sang...
Perchée sur le rebord de l'entrée, je vois la vieille regardant partout
autour d'elle, arrêtant , touchant et inspectant de ses antennes toutes
les camarades qui reviennent, fouillant dans leur esprit pour voir si
elles ne m'ont pas aperçue quelque part.
La vieille, c'est Akuma, une ancienne garde devenue la bête noire des
ouvrières.
Une rumeur court, qu'elle aurait volé maintes fois de la gelée
royale, près de la chambre de la reine et qu'elle devait son poids, sa
taille et sa force exceptionnelle de par ce crime de forfaiture.
Akuma sent une grande force hostile à proximité.
Elle écarte les gardes qui lui masquent les extérieurs de la maison,
découvre les dix lignes d'ouvrières qui ont ressenti pour toutes
comme pour une, la menace pesant sur leur unité.
Je suis entourée de mes camarades par milliers. Personne ne me
touchera, pas même Akuma.
Mes soeurs ont compris la raison de mon déguisement avec du pollen de
Toute Bonne, cela pour me cacher des terribles représailles d'Akuma et
depuis le vol où elles étaient réunies et guidées par Coco, elles
connaissent tout de mon histoire.
Elles se battront jusqu'à la mort pour me sauver et se disent
qu'aujourd'hui c'est moi, mais demain, ce sera chacune d'entre elles.
Akuma sort de la maison encadrée de plusieurs milliers de ses gardes,
de ses antennes cherche ma présence dans le bataillon qui lui fait
face.
Elle la sent, sait que je suis là, pourtant mon image, contrairement à
ce qui l'en est en temps normal, à cet instant, ne lui parvient pas.
Aussitôt elle donne l'ordre à ses gardes de se mettre en ordre de
bataille, une formation en fer de lance, avec un long saillant.
Elles fonceront à toute vitesse dans le centre du quadrilatère des
insurgées, au niveau de l'étage central, pour l'exploser, car
elle pense que je suis réfugiée en plein milieu et elles se
lancent immédiatement en plein centre de la cohorte des rebelles.
C'est sans compter sur Coco qui depuis longtemps avait lu dans l'esprit
d'Akuma ses intentions.
A l'instant où Akuma lance ses gardes, elle affaiblit au centre le
nombre de camarades, les gardes tombent dans le piège et pénétrent
facilement, mais aussitôt deux ailes du bataillon des combattantes se
referment sur
les gardes d'Akuma, qui prisent au piège, se font massacrer.
Akuma se bat comme une forcenée, brisant des pattes et des ailes, me
cherchant désespérément dans la mêlée.
Soudain elle me voit, dans le combat j'ai perdu une grande partie du
pollen blanc.
Elle est là devant moi.
Akuma savoure déjà sa victoire. Elle va me transpercer de toutes parts,
lentement, aux endroits les moins vitaux, déchirant mes ailes, brisant
mes pattes, pour que je meurre lentement.
Elle se jette sur moi, toute redressée et le pic en avant.
Je recule instantanément et Akuma ne frappe que le vide.
Je continue en arrière, de plus en plus vite, alors Akuma rectifie sa
position, replace son corps à l'horizontale, baisse la tête et me
refonce dessus.
Quand Akuma est bien lancée et toute proche de moi, je stoppe
brutalement mon vol arrière, me mets en stationnaire et remonte d'une
courte hauteur.
Akuma, emportée par son élan ne peut rectifier sa trajectoire, alors,
je me laisse tomber sur son dos et lui transperce le coeur.
Un grand éclair suivi d'un énorme orage éclate à cet instant secouant
le vieux château.
Des pierres se détachent et roulent dans les fossés...
Shoko arrête ici son récit et dans le calme du jardin il me semble
entendre de vieilles pierres s'entrechoquer. Immobile, sa jolie tête
baissée, j'ai l'impression qu'elle médite.
Au bout d'un long moment, elle se redresse et me dit : C'est la fin de
mon histoire , Jissé...
Oui Shoko, l'histoire ancienne se désagrège...
Jamais le miel ne fut aussi bon et mes soeurs aussi heureuses dans
leurs maisons...
Shoko, toujours sur le dos de ma main, lève sa tête encore plus haut
vers le ciel et ses grands yeux noirs se recouvre d'un grand voile
devenu d'un bleu profond, sans fin, remplaçant le voile carmin de ses
anciens tourments.
Adieu Jissé, je t'aime!
Adieu Shoko tu me manqueras, tu m'as tout appris de la vie...je t'aime
aussi tellement, si tu savais !
Tu vas me manquer...à en mourrir...
Shoko s'élança, monta dans les airs et si haut dans les nuages, qu'elle
ne fût plus qu'un tout petit point noir, que l'on saluait au passage...
Point
de vue sur la petite abeille pas ordinaire
Une abeille pas
ordinaire serait une histoire totalement imaginaire, si il n'y
avait pas des éléments empruntés au réel venus construire le récit.
La réalité qui n'en ait pas moins intéressante est la suivante :
En ce jour de fin de printemps, la matinée bien avancée, je me rends au
jardin.
Je sens immédiatement une odeur très forte, un puissant parfum de
fleur. Elle provient de mon grand "cotoneaster lacteus" que j'appelle
du nom
vernaculaire "cotonastre" dans le récit.
Je ne l'avais jamais vu dans une telle exubérance de floraison. Il
était couvert d'une multitude de petites fleurs blanc-crème.
Sur presque chaque fleur, une abeille butinait.
Ce cotonastre de 25 ans, couvrant une surface de plus de 40 mètres
carré et d'une hauteur variable jusqu'à 4 mètres, il est facile
d'imaginer le nombre d'abeilles soit plusieurs centaines de milliers.
Elles provenaient certainement de toutes les ruches aux alentours de
Vendôme, car elles sont plutôt rares dans le centre, où est le jardin.
Elles avaient parcouru des kilomètres, ce qui est déjà un exploit.
Le parfum de cette espèce de cotoneaster est d'une telle puissance que
même pour un humain il exerce un pouvoir d' attraction incontournable.
Il sent très fort le chocolat chaud, un peu trop chauffé dans la
casserole, avec un bon fond d'odeur de vieux miel. C'est si enivrant
que la tête vous en tourne..
A voir le nombre d'abeilles et leur propre comportement, affairées sur
chaque fleur, n'en oubliant pas une, le pouvoir de ces fleurs et de ce
grand arbuste est stupéfiant.
Les autres
années et depuis plus de vingt ans, j'ai toujours vu des
abeilles, mais en nombre raisonnable, partageant avec
d'autres espèces
butineuses, le nectar et le pollen de cette grande espèce de
cotoneaster.
Ces deux trois dernières années, de 2021 à 2023, des méligèthes du
colza, ces tous petits coléoptères, l'avaient envahi et les
abeilles se faisaient plutôt rares.
Ce printemps, les méligèthes n'étant pas revenus et avec ce temps en
alternance, pluie - soleil idéal, c'est une véritable explosion
et ce bon vieux cotonastre se rattrape des années moroses qu'il a
passées
à attendre les abeilles, faute d'une belle floraison.
Attiré moi même vers le cotonastre, à l'instar des abeilles, je m'en
approche à un mètre environ et fasciné par le spectacle de toutes les
butineuses, je m'avance encore un peu plus, jusqu'à pouvoir focaliser
ma vision sur une abeille en particulier.
Autour d'elle, à proximité et jusqu'à la périphérie de mon champ
visuel, il y en a des centaines et je dois être à 50 cm environ des
fleurs et de l'abeille que
j'observe.
Et puis tout se passe très vite avec quelque chose qui relève presque
du surnaturel.
En une fraction de seconde, peut être un millième, je vois une ligne
parfaite faite de plusieurs dizaines d'abeilles.
Cette ligne est en face de moi, décalée sur l'avant par rapport à la masse des fleurs
et je n'ai absolument pas vu un seul mouvement d'abeilles en train de
la faire.
Encore plus extraordinaire, les espaces entre chaque abeille, qui sont
toutes tournées vers moi, est parfaitement régulier.
Chaque abeille dans la ligne est équidistante de l'autre à côté. Elles
sont toutes en vol stationnaire et arrêtées sur cette ligne
par-fai-te-ment droite.
Je ne ressens à cet instant aucune menace, aucune crainte, plutôt une
sorte de vide au niveau de ma pensée, quelque chose de primitif, je
vois et je ne pense pas, comme si je n'avais plus de conscience.
Je suis plutôt dans un univers d'abeilles, un autre monde et je
suis moi même une abeille, habitée par une conscience, une pensée
unique qui est pour cette conscience la même perception que celle de toutes les autres
abeilles de la ligne.
Mon esprit flotte, comme si j'étais possédé par quelque-chose qui
m'échappe et que je ne crains pas.
Je ne me sens pas pas en danger, ressens aucune peur et je n'y pense pas. Cela est, je
suis...
Alors doucement, sans en avoir eu moi-même la volonté, je me vois
reculer d'un petit pas et ceci comme si j'étais extérieur à mon corps.
Une force naturelle m'y oblige, douce et ferme, que l'on ne discute pas et c'est normal.
Aussitôt, en une fraction de seconde elles retournent à leur
place sur le cotonastre.
Je ne vois pas le mouvement de ce déplacement , si ce n'est peut être et d'une manière furtive que de tous
petits traits noirs, parfaitement parallèles et traçant à une vitesse
folle pour retourner aux fleurs.
La ligne était là et elle a disparue, comme si elle n'avait
jamais existée, les abeilles à nouveau perdues dans la masse
des autres.
Je retrouve mes esprits à cet instant, fais un autre pas en arrière et
m'éloigne profondément troublé par cet événement.
Depuis cette folle histoire, je m'essaye à écrire un haïku, pour
la sublimer et ne pas l'oublier.
Plus de sept semaines se sont écoulées et je cherche.
Désespérément.
Au gd arbuste
une foule d'abeille
m'écarte des fleurs
Mon grand arbuste
couvert de plein d'abeilles s'ébroue bruyamment
Chocolat au miel !
me dit cette abeille -
retournant aux fleurs
Miel au chocolat !
me crie cette abeille -
retournant aux fleurs
Approchant pour voir
cette abeille appelle -
toutes les autres
Approchant pour voir
mon abeille dans les fleurs -
les voilà toutes !
Admirant de près
l'abeille dans les fleurs
toutes s'approchent
Belle abeille
voulant t'admirer de près toutes le veulent !
A ce vieil arbuste
jamais vu tant d'abeilles -
sur ses fleurs
Il tremble tout seul
sous l'assaut des abeilles l'arbuste si vieux
Mon vieil arbuste
les abeilles revenues
tu t'inclines
Me voyant trop près
elle crie avec ses soeurs
les fleurs aux abeilles !
Me voyant trop près
l'abeille et ses soeurs crient- touchez pas aux fleurs !
Vieux cotonastre
tremblant sous les abeilles toutes revenues
Buvant le nectar
elle voit un ciel de rêves -
l'abeille noire
Buvant le nectar
elle vit pour ses rêves -
cette abeille
Buvant le nectar
elle vit un si beau rêve -
cette abeille
...